Le 10 février 1779 Voltaire arrive à Paris. Il a 84 ans et il y a 25 ans qu’il n’a pas foulé le sol parisien. Son arrivée est un événement qui fait momentanément oublier toutes les grandes affaires de cette période trouble, 10 ans avant la prise de La Bastille. Dès que son lieu de résidence est connu (chez son ami le marquis de Villette, aujourd’hui « Quai Voltaire ») la foule s’amasse, bloque les rues proches, se déchaîne en hommages et cris d’admiration pour le grand homme.
Voltaire c’est, et ce sera toujours, le défenseur de Calas, de Sirven, de La Barre, et d’autres. C’est le lutteur acharné contre l’intolérance et les préjugés, une référence de l’esprit dans de larges couches de la société. Une icône.
Le supplice de Calas |
Ce n’est pourtant pas un Marat ou un Robespierre avant l’heure. Il est très riche. Il n’est pas noble, mais n’oublie pas sa situation de propriétaire foncier, sans ostentation mais sans concessions. Il consacrera une partie de sa fortune à accroître la prospérité de sa région et le bien-être de ses habitants. Dans cette propriété de Ferney, près de la frontière suisse, il n’est pas isolé. Les européens qui voyagent font un détour pour voir, saluer et surtout entendre l’homme des Lumières : des Français, beaucoup d’Anglais, des Allemands, des Italiens, des Russes … Ils sont tellement nombreux qu’il est obligé de restreindre les visites pour ménager sa santé.
Il y a un absent, bien sûr, Rousseau, dont le prestige égale celui de Voltaire. Mais ils sont définitivement brouillés et ne se rencontreront pas. Ce n’est qu’après leur mort que la postérité les réunira ; Rousseau mourra à peu près un mois après Voltaire et les cendres des deux hommes seront transférées au Panthéon de Paris. L’imaginaire collectif leur confère un destin commun illustré par la chanson que Victor Hugo prête à Gavroche : « Je suis tombé par terre, c’est la faute à Voltaire ; le nez dans le ruisseau, c’est la faute à Rousseau ».
Rousseau |
Le départ de Voltaire pour Paris n’a pas été une décision facile. Tout son entourage et les habitants de son domaine tentent de le dissuader. Le voyage de Ferney à la capitale est long, sur de mauvaises routes et en plein hiver. Et surtout, la santé de Voltaire est fragile. On sait aujourd’hui qu’il souffrait d’un cancer de la prostate mal soigné (mais était-il possible de soigner un cancer à cette époque ?), avec d’intenses accès de douleur, des difficultés pour uriner, un dégoût pour les aliments et de violentes crises de goutte. Mais il prendra finalement la décision de se mettre en route. Le prétexte est qu’il souhaite superviser lui-même les répétions de sa dernière pièce de théâtre « Irène » à la Comédie-Française. Sans doute souhaite t-il y être présent car il sait que c’est la dernière. Mais ce n’est certainement pas la meilleure, et le succès éphémère qu’elle obtiendra vient de la présence de l’auteur. Après sa mort elle sera oubliée. Peut-être aussi, chez cet homme qui a connu dans sa jeunesse une vie trépidante, y a-t-il le désir de se retrouver la fièvre de l’action intellectuelle ?
Le voilà donc en route. Il part, sous la neige le 4 février 1779, accompagné par son secrétaire Wagnière. Mais le « chef » de cette escapade c’est sa nièce, Mme Denis, qui a été pendant de longues années sa maîtresse, autoritaire et cupide (elle deviendra son héritière) mais indispensable.
Voltaire et Mme Denis, sa nièce |
Indispensable à tous points de vue. D’abord car c’est une femme de tête intelligente qui sait administrer le domaine de Ferney. Mais aussi car Voltaire ne s’est jamais contenté de jouissances spirituelles. Il lui a toujours fallu une compagnie féminine pour satisfaire ses désirs charnels. Rien de trouble ni de pervers (rien à voir avec Sade ou Mirabeau !) : Voltaire est un séducteur. Sa plus grande passion a sans doute été Émilie du Châtelet, scientifique (elle a traduit Newton) et philosophe. Il aurait aimé finir sa vie avec elle : la mort d’Émilie le plongera dans une profonde dépression. Mais il lui a toujours caché qu’il entretenait une liaison clandestine et incestueuse avec sa nièce, à qui il écrit des lettres qui sont fort loin de la métaphysique à laquelle l’initiait Mme du Châtelet.
Émilie du Châtele |
Au cours du voyage il est reconnu et la foule se presse. Il doit se barricader pour échapper à la cohue. Voltaire, comme Rousseau, sera un des premiers écrivains connu par des gens qui ne savent pas lire (je paraphrase ici Claude Manceron).
Il faut être conscient de ce que cela représente, car une grande partie de la vie de Voltaire a été une fuite devant la bêtise et l’intolérance de certains puissants : dès 1716 il est exilé à Tulle en raison de vers jugés impertinents. En 1717 une lettre de cachet l’envoie pour 11 mois à la Bastille (il a 23 ans). En 1726 il est bastonné par les serviteurs du chevalier Guy-Auguste de Rohan-Chabot (une des plus importantes familles de France) qui l’avait provoqué et à qui il avait répondu par une réplique cinglante : « Je commence mon nom, vous finissez le vôtre ». Cette humiliation restera une plaie vive. D’autant plus que Rohan n’en restera pas là et obtiendra que Voltaire passe deux semaines à la Bastille, puis forcé à l’exil (en Angleterre). En 1728 il est autorisé à revenir à Paris mais est interdit de séjour à Versailles. En 1734 son livre « Lettres philosophiques » est brûlé sur les marches du Parlement et une nouvelle lettre de cachet le force à se réfugier à Cirey, propriété de la famille d’Émilie. En 1742 sa pièce « Mahomet » est interdite, etc. Quelle revanche quand il constate que sa renommée est grande, et même étouffante !
Étouffante, mais certainement gratifiante, elle le sera encore plus à Paris, où il arrive après une semaine de voyage. Le « Tout Paris » se bouscule dans le logis de Villette pour le rencontrer et recueillir une parole de sa part : Gluck, Mme Necker, Diderot, d’Alembert, Franklin (qui lui amène son enfant à bénir), Beaumarchais, le (ou la ?) chevalier d’Éon, Mme du Barry (la dernière maîtresse de Louis XV), Yolande de Polignac qui lui assure que la Reine ne lui est pas hostile (Voltaire est toujours sous le coup d’une lettre de cachet) et sous-entend qu’elle aurait bien aimé pouvoir venir, des académiciens, des fermiers généraux, etc.
Voltaire semble heureux, il rit, il est beau ! Mais il est inquiet pour sa santé car dès le 15 février il tombe malade. Ses derniers jours seront une lutte contre la maladie, avec de spectaculaires rémissions, sous la bienveillance de médecins impuissants et la pression du clergé. Il est soigné par deux médecins célèbres : son ami Théodore Tronchin (qui accourt de Genève) et son cousin François Tronchin. Ils ne peuvent pas faire grand-chose, hormis des saignées et de vaines recommandations de repos. Jacob fait appel à l’opinion publique en publiant une note dans « Le journal de Paris », le 20 février : il faut laisser Voltaire tranquille ; il est en danger de mort. Mais le même jour Voltaire a une subite rémission : il passe sa journée à batailler pour organiser la distribution de « Irène ». L’appel de Tronchin aura d’ailleurs un effet inverse à celui escompté : on se presse de plus en plus pour voir Voltaire tant qu’il est encore vivant ! Ce n’est que le 26 février que l’on ferme définitivement la porte aux visiteurs, car dès le 25 il est victime de fortes hémorragies (hémoptysie).
Voltaire bénissant le fils de Franklin |
Voltaire semble heureux, il rit, il est beau ! Mais il est inquiet pour sa santé car dès le 15 février il tombe malade. Ses derniers jours seront une lutte contre la maladie, avec de spectaculaires rémissions, sous la bienveillance de médecins impuissants et la pression du clergé. Il est soigné par deux médecins célèbres : son ami Théodore Tronchin (qui accourt de Genève) et son cousin François Tronchin. Ils ne peuvent pas faire grand-chose, hormis des saignées et de vaines recommandations de repos. Jacob fait appel à l’opinion publique en publiant une note dans « Le journal de Paris », le 20 février : il faut laisser Voltaire tranquille ; il est en danger de mort. Mais le même jour Voltaire a une subite rémission : il passe sa journée à batailler pour organiser la distribution de « Irène ». L’appel de Tronchin aura d’ailleurs un effet inverse à celui escompté : on se presse de plus en plus pour voir Voltaire tant qu’il est encore vivant ! Ce n’est que le 26 février que l’on ferme définitivement la porte aux visiteurs, car dès le 25 il est victime de fortes hémorragies (hémoptysie).
Le 21 février il a accepté de recevoir l’abbé Gauthier, un inconnu, un chrétien sincère qui est venu de sa propre initiative et dont le but est de recueillir une confession, signe de conversion à l’Église. Les deux hommes conviennent de se revoir mais Voltaire ne s’est pas engagé. Ouvrons une parenthèse : Voltaire n’était pas athée. Il croyait à une force supérieure et s’affirmait déiste ou théiste (il emploie indifféremment les deux mots). En revanche, convaincu de l’impossibilité de connaître les desseins de Dieu, il considère toute religion officielle comme une espèce de secte. Pourtant, l’abbé Gauthier semble avoir eu gain de cause. Le 2 mars il obtient un écrit de Voltaire, contresigné par Villette et un autre abbé , l’abbé Mignot, dans lequel il reconnaît s’être confessé : « Je meurs dans la sainte religion catholique où je suis né, espérant de la miséricorde divine qu’elle daignera pardonner toutes mes fautes ». Pourquoi ce revirement ? C’est en fait une ultime manœuvre de l’habile philosophe. Ce qu’il craint par dessus tout c’est que, mourant sans confession, on lui refuse d’être enterré dans un cimetière. Les supérieurs de Gauthier ne sont pas dupes. Ils veulent un geste plus ferme et indiscutable. Mais quand il revient le lendemain pour obtenir une communion la porte de Voltaire lui est interdite. Il va d’ailleurs mieux et déclare : « cette prêtraille m’assomme ». En fait, le véritable testament de Voltaire, ce sont les quelques lignes qu’il a écrites le 28 février, en toute lucidité, et qu’il a confiées à son secrétaire Wagnière : « Je meurs en adorant Dieu, en aimant mes amis, en ne haïssant pas mes ennemis, et en détestant la superstition ». Mais nous verrons que les prêtres reviendront à l’offensive !
Voltaire est toujours vivant ! Le 30 mars il est reçu « en grandes pompes » à l’Académie française. Deux mille personnes l’accueillent ; il y paraît vêtu de la fourrure de martre zibeline offerte par l’impératrice de Russie ; D’Alembert lui a composé un discours dans lequel il le compare à Boileau et Racine. Le même jour il se rend à la Comédie française. Lisons ce qu’en dit la « Correspondance littéraire » :
« Du plus loin qu’on a pu apercevoir sa voiture, il s’est élevé un cri de joie universelle ; les acclamations, les battements de main, les transports ont redoublé à mesure qu’il s’approchait […] Dans la salle l’enthousiasme du public […] a paru redoubler […] Le moment où M. de Voltaire est sorti du spectacle a paru plus touchant encore que celui de son entrée ; il semblait succomber sous le faix de l’âge et des lauriers dont on venait de charger sa tête [NdR : au sens propre]. Il paraissait vivement attendri ; ses yeux étincelaient encore à travers la pâleur de son visage ; mais on croyait voir qu’il ne respirait plus que par le sentiment de sa gloire ».
En avril, il est vaguement question de rentrer à Ferney. Mais la tyrannique Mme Denis, qui se plaît beaucoup à Paris (elle force Voltaire à y acheter une maison ; il dira « c’est un tombeau et non une maison que j’achète ») ne veut pas en entendre parler et s’oppose vivement au médecin Tronchin, au point de lui refuser l’accès au malade.
Le mois de mai est le dernier acte. Le 12, en l’absence de Tronchin que Mme Denis refuse d’appeler, il souffre le martyre. Son ami Richelieu (fils d’un petit-cousin du Cardinal) lui donne de l’opium dont Voltaire va absorber de trop fortes doses. Il perd la tête et délire. Tronchin est finalement appelé à la rescousse, arrive tant soit peu à le remettre d’aplomb mais il est impossible au malade d’absorber une quelconque nourriture. Son état est tel que, pour qu’on ne le voit pas ainsi, Mme Denis et Villette (dont le rôle n’aura pas été brillant lors de cet ultime épisode) le font transporter dans une petite maison du parc, construite pour les laquais.
La dernière offensive est celle du clergé. Quand on réfléchit à cet acharnement on peut estimer que c’est un bel hommage qu’ils rendent à Voltaire : tant d’hommes ou femmes meurent sans les sacrements de l’ Église, pourquoi celui-là leur importe-t-il plus que d’autres ? Parce que c’est un sommet de l’intelligence, du talent, de la finesse : si on le laisse partir ainsi, sans un aveu de contrition, est-ce que cela ne signifie pas que les forces « diaboliques » ont triomphé, qu’elles ont pu doter un esprit humain de tant de dons que la « vraie foi » est resté impuissante à le dompter ? L’acharnement de L’Église au cours des derniers jours de Voltaire semble un exorcisme.
Le 29 mai trois prêtres se présentent à son chevet : Gauthier, Fersac et Mignot. On veut lui faire signer une contrition beaucoup plus radicale que celle du 2 mars. Mais Voltaire délire (ou fait semblant de délirer ?). Quand les abbés lui demandent : « Monsieur, reconnaissez-vous la divinité de Jésus-Christ ? » sa colère reprend le dessus. Il repousse violemment le prêtre qui le tenait dans ses bras et crie « Laissez-moi mourir en paix ». Exit le clergé ! Pour tous (ou presque), il est damné. Même son ami Tronchin (protestant) est furieux et scandalisé par son obstination. Ses dernières heures seront terribles. Puisqu’il est damné, il doit souffrir. On lui refuse de l’eau (il se rafraîchira avec son urine). On ne le nettoie pas (il baigne dans ses excréments). On lui inflige encore 24 heures de torture sous les yeux de deux femmes payées pour observer, et raconter, comment meurt un mécréant.
Le 30 mai 1778, à 11 heures du soir, Voltaire pousse un grand cri et meurt. Un mois plus tard Rousseau le suit dans la tombe : la France est orpheline.
Auteur de l'article : Maria del Rosario Sanchez Rodriguez
Tombe de Voltaire au Panthéon de Paris |
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